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La Ficelle

Lausanne

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Le visage d’une ville

Les rues Adrien Rupp

On associe très vite une ville à ses bâtiments emblématiques. Que ce soit la Tour Eiffel pour Paris, ou La Cité interdite de Pékin, c’est souvent la première image qui vient à l’esprit de quelqu’un qui ne connaît pas la ville ou qui l’a rapidement traversée. C’est aussi la première destination d’un non-initié.

Qu’importe si la vue de L’Empire State Building nous donne le vertige, qu’une balade en gondole nous file le mal de mer, ou que le Manneken-Pis nous semble ridiculement petit et sans intérêt. C’est une obligation pour une personne qui veut pouvoir dire qu’elle a déjà «fait» New York, Venise ou Bruxelles.

En plus des ouvrages historiques, la liste des obligations du visiteur lambda s’allonge avec les incontournables spécialités culinaires. C’est un crime absolu de n’avoir pas mangé du bacalhau au Portugal, à moins d’être allergique au poisson (et encore «T’aurais pu goûter!»), ou de visiter la Bretagne sans prendre une crêpe. Même si le plat n’est à priori pas dans le panel des goûts que l’on apprécie, on préfère parfois ne pas manquer le rendez-vous gustatif imposé, pour se protéger des futures remarques désobligeantes: «Quoi, tu es allé à Madrid et tu n’as pas mangé de churros? C’est dommage. T’es pas curieux?».

Mais, avec la mondialisation et les nouveaux moyens de communication, un autre type de baroudeur s’est constitué. Et, par conséquent, une autre manière d’apprécier la ville. Le fait de pouvoir prendre un vol low-cost pour une capitale européenne, d’avoir la possibilité de trouver sur internet les événements du jour dans n’importe quelle région du monde, et de réserver une chambre chez l’habitant grâce à Airbnb, on se surprend à pouvoir «vivre», l’espace d’un week-end, dans n’importe quelle ville européenne. Il est même possible de faire du shopping le matin à Milan, sortir le soir à Berlin et partir le lendemain à Ibiza pour décuver sur la plage. Le voyageur moderne va donc chercher, dans les lieux visités, des activités plus proches de son quotidien. On visite aussi une rue, un magasin ou un parc, comme un musée. On cherche les perles comme dans une chasse au trésor, et on ramène des trophées. Le nec plus ultra est de faire découvrir un lieu incroyable dont aucun guide touristique ou aucun site ne parle.

Il en va de même quand on reçoit un étranger. Aujourd’hui, il ne se satisfait plus forcément d’une visite au musée olympique et d’une petite promenade autour de la Cathédrale, pour pouvoir admirer la vue sur le lac Léman. Il est de bon ton de le questionner, de percevoir ce qui lui plairait, et de l’amener dans un lieu dont il n’a jamais entendu parler, mais qu’il adorerait découvrir, avant même qu’il ne le sache lui-même: une librairie spéciale, un cinéma underground, ou un restaurant qui ne paye pas de mine, mais dont la nourriture est une extase.

Le soir où je demande à K. pourquoi il est venu à Lausanne, je sais bien qu’il ne va pas me citer le musée olympique ou les vertus de la fondue. K. vient du sud et je ne crois pas qu’il ait même entendu parler de la fondue, avant d’avoir mis un pied à Lausanne. Pourtant, il n’est pas en transit éclair, comme beaucoup de voyageurs que j’ai rencontrés à Lausanne par le passé. Il n’est pas venu en avion low-cost, mais a traversé la méditerranée sur un bateau gonflable. Il ne sait d’ailleurs plus combien ils étaient sur cette petite embarcation. «Beaucoup trop», me dit-il en riant. Et il ne sait pas non plus exactement combien de temps a pris la traversée, «2-3 jours, environ». Sans eau et sans nourriture, «évidemment».

L’année entière passée dans le camp en Italie semble l’avoir plus éprouvé. Un temps qui semble vide de tout. «Tant que tu avances, ça va. Mais quand tu es immobilisé, qu’il ne se passe plus rien, et que tu n’as aucune idée de combien de temps ça va durer… là, c’est difficile».

Sans compter que la famille, au village, attend. Beaucoup de gens ont participé au financement de son périple depuis la Gambie. Il sait qu’il doit envoyer de l’argent en retour. C’est une pression à vivre quotidiennement. Il suffit qu’un membre de la famille soit malade, et toutes les attentes se font plus pressantes autour de lui pour avoir les moyens financiers de soigner le malade. A tel point que pendant certaines périodes, il n’appelle plus.

K. lave les assiettes, moi j’essuie. La fête de Nouvel An à l’Espace Saint-Martin a laissé une montagne de vaisselle. «Alors, pourquoi Lausanne?». Je ne suis pas dupe et je sais qu’il ne va pas me parler de la vue sur les montagnes, ou de la vie culturelle lausannoise, mais sa réponse me laisse quand même pantois: «Parce que je savais qu’il y avait de la place, ici, pour dormir dehors».

«Pardon?» J’imagine avoir mal compris et je me dis que c’est peut-être son anglais, ou le mien, qui est défaillant. Je lui demande de répéter, mais sa réponse est la même. Il me parle de Milan, débordé de migrants, où tous les abris sont pris d’assaut. Plus un seul endroit où se réfugier quand il pleut. C’est un cousin éloigné, qui dort dans les rues de la capitale vaudoise, qui lui dit qu’à Lausanne: «il y a de la place pour dormir dehors».

Il n’avait jamais vraiment pensé venir en Suisse. Il imaginait plutôt l’Angleterre, pour la langue, surtout. «Tu comptes toujours y aller?». Il me regarde avec un grand sourire, me tend la dernière casserole à essuyer et hausse les épaules. «Je crois pas. J’ai rencontré des gens ici, plein de gens supers, ça me donne envie de rester là.» Il a commencé à apprendre le français.

Lausanne, ce n’est ni pour sa vue, ni pour le musée olympique ou son marché du samedi, qu’il y est venu. Il a choisi cette ville pour remonter la pente.

 

Illustration: Christian Bovey

 
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